vendredi 31 octobre 2008

neurosciences de la haine ?

.Hier, j'ai eu un échange d'e-mails très stimulant avec Yaroslav Pigenet qui est journaliste à 20 Minutes autour d'un article publié par Semir Zeki et John Paul Romaya dans PLoS One.

L'article est intitulé les "corrélats neuronaux de la haine". Zeki est connu, entre autres choses, pour ses travaux sur la vision). Il dirige le Laboratoire de Neurobiologie du prestigieux University College London, n'en est pas à son coup d'essai. Il nous a en effet déjà proposé des trucs aussi improbables que les corrélats neuronaux de l'amour romantique ou maternel, du désir, de la beauté (cliquer sur chacun de ces termes pour accéder aux articles au format pdf).











En ce qui concerne l'étude sur la haine, "l'expérience a consisté à présenter successivement les 4 photos alors que le cerveau du sujet était scruté grâce à un appareil d'IRM fonctionnelle. Les chercheurs ont ainsi constaté que certaines régions du cerveau s'activaient que lorsqu'étaient présentées des photos d'individus détestés, mais pas lorsqu'il s'agissait de personnes «neutres». La suractivité de ces régions met donc en évidence, selon les deux neurobiologistes, une sorte de circuit cérébral de la haine." (source Y. Pigenet, 20 Minutes du 31 oct. 2008, article entier ici)



Ces résultats scientifiques méritent d'être discutés dans un contexte un peu plus large que celui des seules neurosciences. A n'en pas douter ils vont attirer l'attention des juristes. Quand on voit que certains veulent utiliser (ou utilisent déjà) des techniques non validées voire décriées pour détecter les mensonges au cours de procès, ou des expériences réalisées sur des étudiants qui doivent mentir à propos de cartes à jouer comme référent pour des détecteurs de mensonges pour confondre les terroristes (pour lire un article que j'ai écrit en 2005 sur le sujet, cliquer ici). Le papier de Zeki va sûrement intéresser les avocats comme la partie civile.

Certains vont essayer de se l'approprier pour montrer qu'une personne ou un juré, par exemple, peut être haineux envers l'accusé, ou que l'accusé détestait la victime etc... Reste à savoir si ce genre d'argument qui consiste à naturaliser le sentiment de haine et donc à le quantifier d'un point de vue biologique sera recevable dans un tribunal.

Suite à une déclaration de Zeki, Mr. Pigenet s'interrogeait dans nos courriers si c'était le rôle du scientifique ou non de proposer les applications de ses travaux à la société. Je pense qu'il vaut mieux que ce soit lui qui propose des applications plutôt qu'un tiers qui ne connaîtrait rien à la neurobiologie et qui voudrait juste récupérer le résultat pour gagner un procés. Autant que le scientifique prenne les devant et énonce les limites de son travail. Maintenant, nous n'insisterons jamais assez sur le fait que si utilisation en justice il y a, les avis d'autres scientifiques, de juristes, de sociologues, et d'éthiciens seront absolument nécessaires tout autant que des réplications de ses résultats dans des contextes variés

Deux points sur la méthode. On peut donc s'interroger sur la généralisation de ces résultats. Comme me le précisait Mr. Pigenet dans un de ses messages, ce type de travaux a "souvent le même gros défaut que ceux de psychologie expérimentale: l'opérationnalisation des facteurs est presque toujours discutable car elle repose sur des hypothèses "cachées" encore plus fortes (et contestables) que les hypothèses principales testée dans les expériences..." La question de la dépendance au contexte, de la variété de haines qui peuvent être générées (parce que l'on m'a trompé, parce que l'on a blessé un être cher, parce que l'on m'a molesté, etc.), sans parler de la définition même du concept de haine (essayez de définir ce que haïr signifie) sont autant de limites qui doivent être considérées dans les conclusions scientifiques et les possibles applications sociétales.

Mr. Pigenet, m'a aussi fait part d'une critique légitime qui revient souvent, y compris au sein de la communaute (neuro)scientifique à savoir que les résultats sont souvent "surinterprétés, voire mal interprétés" avec en ligne de mire un retour de la "phrénologie". Je partage ce point de vue mais il faut savoir que dans beaucoup de journaux dans lesquels sont publiés les articles utlisant la technique de l'IRMf, les éditeurs poussent à discuter autour de l'anatomie (que se passe-t-il dans le cortex préfrontal etc ...) et oui, je suis d'accord on revient à la phrénologie.

Ensuite, si l'on veut être le plus rigoureux possible, il convient de prendre en compte que si une partie du cerveau n'est pas "colorée" sur les images IRMf, cela ne veut en rien dire qu'elle ne fonctionne pas. Cela veut juste dire que son changement d'activité au cours de la tâche étudiée (haïr ou non dans le contexte qui nous intéresse aujourdh'ui) n'atteint pas un seuil de significativité statistique que les parties qui elles apparaissent colorées sur les images ont atteint. Il faut dégager l'idée que l'on n'utilise que 10% de son cerveau. C'est du grand n'importe quoi ! Les différentes parties du cerveau communiquent en permanence mais lorsque l'on dit ça, en fait on ne fait pas avancer le débat, d'où des tendances localisationistes de l'activité cérébrales que nous retrouvons en neurosciences y compris dans certains papiers de scientifiques, comme moi, qui sont farouchement opposés à cette vision du fonctionnement du cerveau.

Pour finir, un autre truc qui me chiffonne. Si j'ai bien compris le papier, les sujets ont fourni des photos de gens qu'ils détestent aux expérimentateurs qui s'en sont servi pour créer les stimuli visuels. Ont-ils demandé l'autorisation aux personnes haïes ? Si c'est le cas, la situation devait être cocasse. Si ça ne l'est pas alors je me demande dans quelle mesure on a le droit de faire un truc pareil. Vous vous imaginez apprendre un jour que votre image a été utilisée sans votre autorisation pour un expérience scientifique, qui plus est ayant pour but de décrypter les fondements biologiques de la haine ?

Bon, c'est tout pour ce sujet et pour aujourd'hui mais nous reviendront très bientôt sur la question de l'utilisation grandissante des neurosciences dans les procédures de justice. J'attends vos réactions sur le sujet du jour.

Sources :
  • L'article de Semir Zeki dans PLoS one, cliquer ici
  • L'article de Yaroslav Pigenet dans 20 Minutes, cliquer ici
  • Le blog de Semir Zeki, cliquer ici
  • Mon papier (qui commence à dater mais un noveau ne va pas tarder) sur les neurodétecteurs de mensonges et leur utilisation dans la lutte antiterrosite, cliquer ici
  • Un article en anglais publié dans The Independent à propos de l'étude sur la haine, cliquer ici
  • Un article en anglais publié dans Science Daily toujours à propos de cette étude, cliquer ici
  • Un commentaire de Frédéric Basso, cliquer ici
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1 commentaire:

Anonyme a dit…

La question du rapport entre le Juge et l'Expert n'est pas nouvelle. La brillante thèse de droit d'Olivier Leclerc (parue en 2005 chez LGDJ) examine justement ces relations entre le Droit et la Science.
A mon humble avis, le débat prend une autre envergure car dans "neuroscience" il y a "science". Aussi l'imaginaire de chacun cède-t-il à la croyance profane que la Neuroscience en tant que Science édicte la Vérité et évince la subjectivité des individus.
Que nenni ! La Science ne dit pas ce qui est vrai et ne devrait pas se détourner du Sujet (les merleau-pontistes applaudiront).
Je dirais même à l'extrême, parce que j'en ai l'intime conviction (pour rester dans la sémantique pénaliste), que le Droit est bien plus scientifique que les disciplines étiquetées au rayon science des BU.
Le Droit est une science comportementale écrivait Friedrich Hayek.
Fondamentalement, la puissance du Droit est d'envelopper l'Homme dans le temps et dans l'espace. A ce titre, il est à la fois une cause et un résultat du comportement de chacun et de ses interactions avec autrui.
Méthodologiquement, il ne se cantonne pas à une analyse de corrélation: il exige de reconstruire le lien de causalité entre les phénomènes.
Au niveau sociétal, et en conservant à l'esprit (pas au cerveau...) les difficultés qui peuvent y contrevenir, seul le Droit peut prétendre à la Vérité, n'en déplaise aux scientifiques (je songe là notamment à certaines Organisations internationales qui voudraient "optimiser" la règle de droit en faisant fi de la démocratie sur la foi de modèles économiques obsolètes et surannés qui réduisent l'Homme à un calculateur égoïste).
Cela ne signifie pas que les neurosciences ne peuvent pas renseigner le Juge. Cela exige simplement, comme le souligne O2, de ne pas les mettre au-dessus ou à côté des autres discplines qui améliorent la compréhension de l'Homme: sociologie, psychologie, philosophie, etc. Les neurosciences enrichissent le débat judiciaire (et plus largement le débat social). Elles ne l'épuisent pas. Et peut-être faut-il s'en réjouir car à défaut elles se révèleraient fort prétentieuses et bien dangereuses...